Le débiteur de l’indemnité d’éviction en cas de démembrement de la propriété

Article publié au sein de la « Revue des Loyers» n°1003 de janvier 2020

Cass. 3e civ., 19 déc. 2019, n° 18-26.162, P+B+I

Mots-clés : Bail commercial • Démembrement de la propriété • Nu-propriétaire • Usufruitier • Congé • Indemnité d’éviction

Textes visés : Code de commerce – Article L. 145-14 – Code civil – Article 595
Repère : Le Lamy Baux commerciaux, n° 420-11

En cas de démembrement de propriété, seul l’usufruitier a la qualité de bailleur et doit, en conséquence, assumer, le cas échéant, le paiement de l’indemnité d’éviction due au preneur à bail commercial.

ANALYSE

La détermination du débiteur de l’indemnité d’éviction constitue un enjeu majeur en matière de baux commerciaux dans la mesure où le montant de l’indemnité d’éviction peut être conséquent et dépasser, dans certains cas, la valeur des murs.

À cet égard, afin notamment de protéger le preneur, la vente de l’immeuble ne décharge pas le précédent bailleur de payer l’indemnité d’éviction, même si l’acte de vente prévoit que l’acquéreur est seul débiteur de l’indemnité d’éviction. En effet, il s’agit d’une délégation imparfaite, de sorte que le locataire peut valablement demander le paiement de l’indemnité d’éviction à l’ancien bailleur qui a délivré le congé mais également au nouveau propriétaire 1.

Qu’en est-il en cas de démembrement de la propriété ?

Dans le cadre d’un arrêt motivé, la Cour de cassation définit de manière didactique qui est le débiteur de l’indemnité d’éviction en cas de démembrement de la propriété, en se fondant sur les obligations de l’usufruitier en matière de bail commercial, qui a seul la qualité de bailleur (II). Il convient préalablement de présenter les faits d’espèce et la solution retenue (I).

I – Sur les faits d’Espèce et la solution retenue

Dans le cadre de l’arrêt commenté, un usufruitier et un nu-propriétaire avaient délivré ensemble un congé comportant refus de renouvellement sans offre d’indemnité d’éviction à leur locataire.

Ce congé a par la suite été déclaré sans motif grave et légitime, de sorte que le preneur avait droit au versement d’une indemnité d’éviction puisque le congé qui lui avait été délivré avait mis fin au bail commercial dont il était titulaire.

La question qui se posait alors était de savoir qui était débiteur de cette indemnité d’éviction puisque le congé avait été délivré, d’une part, par l’usufruitier et, d’autre part, par le nu-propriétaire.

L’arrêt ayant fait l’objet d’un pourvoi prévoyait une condamnation solidaire du nu-propriétaire et de l’usufruitière pour régler l’indemnité d’éviction due au locataire.

Cet arrêt rendu par la Cour d’appel de Toulouse le 3 octobre 2018 est censuré au motif que seul l’usufruitier est débiteur de l’indemnité d’éviction, quand bien même le congé a également été délivré par le nu-propriétaire.

Pour arriver à cette solution, la Cour de cassation fonde son analyse sur les obligations pesant sur l’usufruitier qui a, seul, la qualité de bailleur.

II – Sur les obligations de l’usufruitier, qui a, seul, la qualité de bailleur

Dans le cadre d’une motivation détaillée, la Haute juridiction prend la peine de rappeler que, en cas de démembrement de la propriété, l’usufruitier ne peut pas consentir un bail commercial ou même le renouveler sans le concours du nu-propriétaire, et ce en application de l’article 595, alinéa 4, du Code civil qui dispose : « L’usufruitier ne peut, sans le concours du nu-propriétaire, donner à bail un fonds rural ou un immeuble à usage commercial, industriel ou artisanal. À défaut d’accord du nu-propriétaire, l’usufruitier peut être autorisé par justice à passer seul cet acte » 2.

La Cour de cassation cite, à cet égard, un arrêt du 24 mars 1999 3 aux termes duquel cette impossibilité pour l’usufruitier de conclure un bail commercial porte tant sur la conclusion du bail initial que sur le renouvellement puisque le texte de l’article 595, alinéa 4, du Code civil interdit en principe à l’usufruitier de « donner à bail (…) un immeuble à usage commercial » sans distinguer s’il s’agit de la conclusion du bail initial ou du renouvellement de bail 4.

La Cour de cassation passe ensuite à la seconde étape de son raisonnement consistant à distinguer la situation de la conclusion du bail de la situation relative à la délivrance d’un congé.

En effet, la Haute juridiction rappelle que l’usufruitier a le pouvoir de mettre fin au bail commercial et de notifier, en conséquence, au preneur un congé avec refus de renouvellement sans que le concours du nu-propriétaire ne soit nécessaire.

Elle cite à cet égard un arrêt du 29 janvier 1974 5 aux termes duquel l’usufruitier peut valablement délivrer un congé à un locataire, sans avoir à recueillir l’accord de son nu-propriétaire.

En conséquence, il convient de distinguer la situation de l’usufruitier selon qu’il s’agit :

  • de conclure un bail (qu’il s’agisse du bail initial ou d’un renouvellement) : en ce cas, l’usufruitier doit recueillir l’accord du nu-propriétaire ou, le cas échéant, une autorisation judiciaire ;
  • de délivrer un congé : dans une telle situation, l’usufruitier peut intervenir seul, sans l’accord du nu-propriétaire, puisqu’aucune disposition de l’article 595 du Code civil ne vient limiter les pouvoirs de l’usufruitier.

Indépendamment de cette distinction, qui repose sur l’étendue des pouvoirs de l’usufruitier, la Cour de cassation justifie la censure de l’arrêt de la cour d’appel par le fait que seul l’usufruitier à la qualité de bailleur et qu’il doit, à cet égard, assumer toutes les obligations du bailleur vis à vis du preneur.

Il est vrai qu’en application d’une jurisprudence établie 6, l’usufruitier a la qualité de bailleur et il doit en conséquence supporter, seul, les réparations et travaux exigibles au regard de son obligation de délivrance.

Toutefois, en l’espèce, le congé a été signifié par l’usufruitier et le nu-propriétaire.

Dans ces conditions, il aurait été possible de considérer que l’usufruitier et le nu-propriétaire, qui ont décidé d’un commun accord de délivrer un congé comportant refus de renouvellement, devaient être solidairement tenus au paiement de l’indemnité d’éviction.

La Cour de cassation a privilégié une interprétation stricte des dispositions relatives au démembrement de propriété en considérant que, dans la mesure où seul l’usufruitier a, en principe, la qualité de bailleur, le nu-propriétaire ne peut pas être condamné solidairement à régler ladite indemnité.

À cet égard, il convient de rappeler qu’en cas d’indivision, l’indemnité d’éviction est due par chacun des indivisaires.

Toutefois, cette responsabilité solidaire des différents indivisaires à comme corollaire le fait que le refus de renouvellement doit, sous peine de nullité, être signifié au nom et avec l’autorisation de chacun des coindivisaires ou, le cas échéant, après l’autorisation prévue par les articles 818-5 ou 815-6 du Code civil.

Par Hanan CHAOUI
Docteur en droit,
Avocat Associé,
Delcade, société d’avocats

1 Cass. 3e civ., 30 mai 2001, n° 00-10.111, Bull. civ. III, n° 69.

2 « L’usufruitier peut jouir par lui-même, donner à bail à un autre, même vendre ou céder son droit à titre gratuit. Les baux que l’usufruitier seul a faits pour un temps qui excède neuf ans ne sont, en cas de cessation de l’usufruit, obligatoires à l’égard du nu-propriétaire que pour le temps qui reste à courir, soit de la première période de neuf ans, si les parties s’y trouvent encore, soit de la seconde, et ainsi de suite de manière que le preneur n’ait que le droit d’achever la jouissance de la période de neuf ans où il se trouve. Les baux de neuf ans ou au-dessous que l’usufruitier seul a passés ou renouvelés plus de trois ans avant l’expiration du bail courant s’il s’agit de biens ruraux, et plus de deux ans avant la même époque s’il s’agit de maisons, sont sans effet, à moins que leur exécution n’ait commencé avant la cessation de l’usufruit. L’usufruitier ne peut, sans le concours du nu-propriétaire, donner à bail un fonds rural ou un immeuble à usage commercial, industriel ou artisanal. A défaut d’accord du nu-propriétaire, l’usufruitier peut être autorisé par justice à passer seul cet acte » (C. civ., art. 595).

3 Cass. 3e civ., 24 mars 1999, n° 97-16.856, Bull. civ. III, n° 78.

4 Il convient à cet égard de préciser que par un arrêt du 14 mars 2019 (Cass. 3ème civ. 14 mars 2019, n°17-27560), la Cour de cassation a déclaré nul un avenant conclu par un usufruitier, sans l’accord des nues-propriétaires, et qui prévoyait une réduction du loyer prévu dans le bail commercial.

5 Cass. 3e civ., 29 janv. 1974, n° 72-13.968, Bull. civ. III, n° 48.

6 Voir notamment, Cass. 3e civ., 13 déc. 2005, n° 04-20.567.

TEXTE DE LA DÉCISION (EXTRAITS)

« Sur le premier moyen :
Vu l’article 595, alinéa 4, du Code civil, ensemble l’article L. 145-14 du Code du commerce ;

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Toulouse, 3 octobre 2018), que, le 5 mars 2004, Mme X veuve V, usufruitière, et Mme D, nue-propriétaire, d’un immeuble à usage commercial, ont délivré à M. et Mme T, preneurs, un refus de renouvellement du bail sans indemnité d’éviction, lequel, par arrêt du 20 février 2008, a été déclaré sans motif grave et légitime ;
Attendu que, pour condamner in solidum Mmes X veuve V et D à payer l’indemnité d’éviction due aux preneurs, l’arrêt retient que Mme V et Mme D, laquelle a la qualité de bailleur, ayant, ensemble, fait délivrer un refus de renouvellement, sont toutes les deux redevables de l’indemnité d’éviction dès lors que l’acte de refus de renouvellement excède les pouvoirs du seul usufruitier ;

Attendu qu’en cas de démembrement de propriété, l’usufruitier, qui a la jouissance du bien, ne peut, en application de l’article 595, dernier alinéa, du Code civil, consentir un bail commercial ou le renouveler sans le concours du nu-propriétaire (3e Civ., 24 mars 1999, pourvoi n° 97-16.856, Bull. 1999, III, n° 78) ou, à défaut d’accord de ce dernier, qu’avec une autorisation judiciaire, en raison du droit au renouvellement du bail dont bénéficie le preneur même après l’extinction de l’usufruit ;
Qu’en revanche, l’usufruitier a le pouvoir de mettre fin au bail commercial et, par suite, de notifier au preneur, sans le concours du nu-propriétaire, un congé avec refus de renouvellement (3e Civ., 29 janvier 1974, pourvoi n° 72-13.968, Bull. 1974, III, n° 48) ;
Qu’ayant, seul, la qualité de bailleur dont il assume toutes les obligations à l’égard du preneur, l’indemnité d’éviction due en application de l’article L. 145-14 du Code de commerce, qui a pour objet de compenser le préjudice causé au preneur par le défaut de renouvellement du bail, est à sa charge ;

Qu’en condamnant la nue-propriétaire, in solidum avec l’usufruitière, alors que l’indemnité d’éviction n’était due que par celle-ci, la cour d’appel a violé les textes susvisés ;

PAR CES MOTIFS,
CASSE ET ANNULE (…) ».

Cass. 3e civ., 19 déc. 2019, n° 18-26.162, P+B+I

Le droit d’entrée : supplément de loyer versus indemnité

Article publié au sein de la « Revue des Loyers» n°995 de mars 2019

CE, 3e et 8e ch. réunies, 15 févr. 2019, n° 410796

En matière de TVA, le droit d’entrée est, en principe, un supplément de loyer et il appartient au bailleur ou au preneur d’apporter la preuve contraire, le cas échéant.

ANALYSE

Le droit d’entrée, ou pas de porte, est une pratique ancienne qui consiste à ce qu’un preneur règle, à l’occasion de la signature du bail initial et de la prise de possession consécutive des locaux loués, une somme en capital, en une ou plusieurs fois, en sus des loyers et charges dus en principe au titre du bail 1.

La Cour de cassation a considéré que le versement de cette somme était licite puisqu’elle n’était contraire à aucune règle du statut des baux commerciaux 2.

Toutefois, le droit d’entrée, ou pas de porte, présente une double nature puisqu’il est susceptible d’être qualifié de supplément de loyer payé d’avance ou d’indemnité compensatrice de certains avantages commerciaux.

Il convient d’analyser la double nature du droit d’entrée et ses incidences juridiques et fiscales spécifiques (I), avant d’analyser l’arrêt du 15 février 2019 du Conseil d’État (II).

I – LA DOUBLE NATURE DU DROIT D’ENTRÉE ET SES INCIDENCES JURIDIQUES ET FISCALES

Sur le plan juridique, lorsque le droit d’entrée constitue un supplément de loyer payé d’avance, il sera pris en compte :

• le cas échéant, dans le calcul du loyer plafonné (lors de la révision triennale ou du renouvellement), à hauteur de son montant lissé sur la période de référence de la révision triennale, ou sur la durée du bail ;
• dans la détermination des loyers payés d’avance ouvrant droit au profit du preneur au paiement des intérêts au sens de l’article L. 145-40 du Code de commerce,
• en cas de sous-location, pour le calcul du supplément de loyer que le bailleur peut obtenir de son locataire principal, en application de l’article L. 145-31 du Code de commerce, lorsque le sous-loyer est supérieur au loyer principal ;
• en cas de résiliation du bail au cours du bail initial, puisque le preneur est susceptible de solliciter le remboursement partiel du droit d’entrée, en fonction de la durée du bail initial 3.

En revanche, lorsque le droit d’entrée présente un caractère indemnitaire, il reste définitivement acquis au bailleur et n’est pas pris en compte pour le calcul :

• du loyer plafonné ;
• des loyers ouvrant droit au paiement des intérêts prévus par l’article L. 145-40 du Code de commerce ;
• du supplément de loyer prévu par l’article L. 145-31 du Code de commerce.

Sur le plan fiscal, les incidences sont également nombreuses.

En effet, lorsque le droit d’entrée constitue un supplément de loyer, il bénéficie d’un traitement similaire à tout loyer. Le droit d’entrée est alors soumis à la TVA (lorsque l’immeuble dans lequel les locaux loués sont situés est assujetti à la TVA). Le droit d’entrée est en outre déductible du résultat (pour le preneur) et imposable (pour le bailleur), au même titre que les loyers.

En revanche, lorsque le droit d’entrée constitue une indemnité, il n’est pas assujetti à la TVA. En outre, le droit d’entrée indemnitaire :

• n’est pas déductible du résultat (pour le preneur) ;
• est imposé, pour le bailleur, comme la cession d’un élément d’actif (selon un régime de plus-value professionnelle différent de l’imposition classique des loyers).

L’imbrication des incidences juridiques et fiscales liées à la double nature du droit d’entrée nécessitent de se pencher sur les critères retenus par la jurisprudence administrative afin de retenir la qualification de supplément de loyer payé d’avance ou d’indemnité compensatrice d’avantages commerciaux.

En effet, la qualification retenue par les parties dans le contrat de bail n’est pas opposable à l’administration fiscale et la responsabilité professionnelle du rédacteur de l’acte peut être, le cas échéant, engagée 4.

II – L’ARRÊT DU 15 FÉVRIER 2019 DU CONSEIL D’ÉTAT ET SON AFFIRMATION DE PRINCIPE

Les faits d’espèce ayant donné lieu au litige sont assez simples. Une société locataire conclut un contrat de bail, au titre duquel elle doit verser, en sus du loyer, un droit d’entrée de 600 000 euros hors taxes.

Ce droit d’entrée a été facturé avec de la TVA, que la société locataire a déduit. À la suite d’un contrôle, l’Administration a considéré que la TVA n’était pas déductible au motif que le droit d’entrée devait avoir une qualification indemnitaire et a donc réclamé auprès de la locataire un rappel de TVA à hauteur de 117 600 euros, correspondant à la TVA appliquée sur le droit d’entrée.

Le Tribunal administratif de Cergy-Pontoise, comme la Cour d’appel de Versailles, ont débouté la société locataire de sa demande tendant à être déchargée du rappel de TVA susvisé. La société locataire a alors formé un pourvoi devant le Conseil d’État.

Dans le cadre de l’arrêt commenté du 15 février 2019, qui sera mentionné dans les tables du Recueil Lebon, le Conseil d’État a rendu un arrêt de principe permettant de faire la lumière sur les conditions dans lesquelles un droit d’entrée est susceptible d’être assujetti à la TVA.

Aux termes d’un arrêt particulièrement motivé, le Conseil d’État a exposé sa position tant sur le fondement du droit positif français que sur le fondement du droit positif européen.

En effet, le Conseil d’État a tout d’abord cité l’article 256, I, du Code général des impôts, aux termes duquel :
« I. Sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée les livraisons de biens et les prestations de services effectuées à titre onéreux par un assujetti agissant en tant que tel ».
Le Conseil d’État en conclut que le versement d’une somme par un débiteur à son créancier, si elle constitue la contrepartie d’une prestation de services, doit entrer dans le champ d’application de la TVA, à la condition qu’il existe un lien direct entre le versement de la somme et une prestation de services individualisable.

En outre, le Conseil d’État a relevé qu’en application de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne 5, il convient de déterminer s’il existe plusieurs prestations ou s’il s’agit d’une prestation complexe unique, sans décomposer artificiellement une opération qui serait, en réalité, constituée d’une seule prestation sur le plan économique.

Le Conseil d’État s’attache donc à déterminer si le versement du droit d’entrée peut être considéré comme formellement distinct du règlement des loyers et charges dus au titre du bail ou s’ils doivent être, en fait, considérés comme une seule opération interdépendante.

Sur la base de ces éléments, le Conseil d’État adopte une position de principe selon laquelle « le droit d’entrée dû lors de la conclusion d’un bail commercial doit, en principe, être regardé comme un supplément de loyer ».

Le droit d’entrée dû lors de la conclusion d’un bail commercial doit donc, en principe, être regardé comme un supplément de loyer dans la mesure où il constitue, avec le loyer lui-même, la contrepartie d’une opération unique de location. C’est à ce titre que le droit d’entrée doit être soumis à la taxe sur la valeur ajoutée, au même titre que le loyer. Si la preuve contraire est possible, elle incombe à la partie qui contesterait cette qualification de supplément de loyer.

La Haute juridiction rappelle à cette occasion que la seule circonstance que le bail commercial se traduise, pour le preneur, par la création d’un élément d’actif nouveau, compte tenu du droit au renouvellement du bail dont le preneur bénéficie, ne suffit pas pour caractériser une dépréciation de l’actif du bailleur 6.

En effet, le droit au renouvellement est ouvert à tout titulaire d’un bail commercial. Accepter de considérer que le droit au renouvellement du bail dont bénéficie le preneur constitue un élément de dépréciation de l’actif du bailleur reviendrait à accepter que la qualification indemnitaire soit retenue de manière généralisée pour tous les baux.

En conséquence, la société locataire est fondée à solliciter l’annulation de l’arrêt qui avait rejeté sa demande.

Cet arrêt s’inscrit notamment dans la continuité d’un précédent arrêt du 3 juillet 2009 7, rendu en matière de revenus fonciers, dans lequel le Conseil d’État avait considéré que le droit d’entrée devait être considéré, en principe, comme un supplément de loyer, sauf à démontrer que le loyer n’est pas anormalement bas ou que « le droit d’entrée constitue la contrepartie d’une dépréciation du patrimoine du bailleur ou de la cession d’un élément d’actif » 8.

En conséquence, en matière de TVA, comme de revenus fonciers, le droit d’entrée peut être qualifié d’indemnité. Toutefois, dans la mesure où le droit d’entrée est désormais qualifié, en principe, de supplément de loyer payé d’avance, il appartiendra à la partie qui revendique le caractère indemnitaire du droit d’entrée de le démontrer et d’en justifier au travers, notamment, de la rédaction des actes.

Rédacteurs, à vos plumes !

Hanan CHAOUI
Docteur en droit,
Spécialiste en droit immobilier,
Avocat Associé,
Delcade, société d’avocats.

1 Pour un rappel historique, voir Le Lamy Baux Commerciaux, étude 210.
2 Cass. com., 15 févr. 1995, n° 92-18.769.
3 Voir notamment, CA Rouen, 2e ch., 11 mars 2010, n° 09/01154, SARL Génération 3 c/ SCI Neus.
4 CA Paris, 30 avr. 1993, JCP N 1994, II, n°252.
5 CJUE, 19 déc. 2018, aff. C-17/18, Mailat e.a., qui est expressément visé dans l’arrêt commenté, au même titre que les textes applicables, dans la mesure notamment où il s’agit d’une réponse à une question préjudicielle.
6 Voir également en ce sens CE, 3 juill. 2009, n° 298433.
7 « Considérant que le droit d’entrée perçu par le bailleur doit être en principe regardé comme un supplément de loyer ; qu’il ne peut en aller autrement que si, dans les circonstances particulières de l’espèce, il apparaît, d’une part, que le loyer n’est pas anormalement bas et, d’autre part, que le droit d’entrée constitue la contrepartie d’une dépréciation du patrimoine du bailleur ou de la cession d’un élément d’actif ; que la seule circonstance que le bail commercial se traduise, pour le preneur, par la création d’un élément d’actif nouveau, compte tenu du droit au renouvellement du bail que celui-ci acquiert, ne suffit pas pour caractériser une dépréciation du patrimoine du bailleur ou une cession d’actif de sa part » : CE, 3 juill. 2009, n° 298433, précité.
8 CE, 3 juill. 2009, n° 298433, précité.

TEXTE DE LA DÉCISION (EXTRAITS)

« 1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la SARL Land River a conclu en 2008 un contrat de bail commercial avec la Société du Centre Commercial de la Défense pour une durée de dix ans portant sur un local d’une surface de 108 m², qui était antérieurement occupé par la société Nouvelles Frontières distribution et où elle souhaitait exercer une activité de vente de vêtements. Le contrat prévoyait, en sus d’un loyer annuel de 154 000 euros, un droit d’entrée de 600 000 euros hors taxe qui a été facturé, le jour de la prise d’effet du bail, avec la taxe sur la valeur ajoutée correspondante. La société Land River a déduit un montant de 117 600 euros correspondant à cette taxe sur sa déclaration du mois d’octobre 2008. A la suite d’un contrôle, l’administration en a remis en cause la déductibilité et mis à la charge de la société le rappel de taxe correspondant. Par un jugement du 13 janvier 2016, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rejeté la demande de la société Land River tendant à la décharge de ce rappel de taxe. La société se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 23 mars 2017 par lequel la cour administrative d’appel de Versailles a rejeté l’appel qu’elle a formé contre ce jugement.

2. D’une part, aux termes du I de l’article 256 du code général des impôts : ” Sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée les livraisons de biens et les prestations de services effectuées à titre onéreux par un assujetti agissant en tant que tel”. Il résulte de ces dispositions que le versement d’une somme par un débiteur à son créancier ne peut être regardé comme la contrepartie d’une prestation de service entrant dans le champ de la taxe sur la valeur ajoutée qu’à la condition qu’il existe un lien direct entre ce versement et une prestation individualisable. N’est, en revanche, pas soumis à cette taxe le versement d’une indemnité qui a pour seul objet de réparer le préjudice subi par le créancier du fait du débiteur.

3. D’autre part, il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, que, lorsqu’une opération économique soumise à la taxe sur la valeur ajoutée est constituée par un faisceau d’éléments et d’actes, il y a lieu de prendre en compte toutes les circonstances dans lesquelles elle se déroule aux fins de déterminer si l’on se trouve en présence de plusieurs prestations ou livraisons distinctes ou d’une prestation ou d’une livraison complexe unique. Chaque prestation ou livraison doit en principe être regardée comme distincte et indépendante. Toutefois, l’opération constituée d’une seule prestation sur le plan économique ne doit pas être artificiellement décomposée pour ne pas altérer la fonctionnalité du système de la taxe sur la valeur ajoutée. De même, dans certaines circonstances, plusieurs opérations formellement distinctes, qui pourraient être fournies et taxées séparément, doivent être regardées comme une opération unique lorsqu’elles ne sont pas indépendantes. Tel est le cas lorsque, au sein des éléments caractéristiques de l’opération en cause, certains éléments constituent la prestation principale, tandis que les autres, dès lors qu’ils ne constituent pas pour les clients une fin en soi mais le moyen de bénéficier dans de meilleures conditions de la prestation principale, doivent être regardés comme des prestations accessoires partageant le sort fiscal de celle-ci.

4. Le droit d’entrée dû lors de la conclusion d’un bail commercial doit, en principe, être regardé comme un supplément de loyer qui constitue, avec le loyer lui-même, la contrepartie d’une opération unique de location, et qui est soumis à la taxe sur la valeur ajoutée au même titre que celui-ci, et non comme une indemnité destinée à dédommager le bailleur d’un préjudice résultant de la dépréciation de son patrimoine. La seule circonstance que le bail commercial se traduise, pour le preneur, par la création d’un élément d’actif nouveau, compte tenu du droit au renouvellement du bail que celui-ci acquiert, ne suffit pas pour caractériser une telle dépréciation.

5. Par suite, après avoir relevé, qu’aux termes de l’article 10 du contrat de bail conclu par la société Land River, le droit d’entrée due par cette dernière ” restera définitivement acquis au bailleur, dès la prise d’effet du bail, en contrepartie des avantages de la propriété commerciale conférée au preneur (…) ” et en avoir déduit, par un motif non contesté en cassation, que ce droit d’entrée était stipulé pour tenir compte de la valeur des droits accordés au preneur en application des lois sur la propriété commerciale, la cour a commis une erreur de droit en se fondant sur la circonstance, inopérante, que la société avait porté en immobilisation l’acquisition d’un fonds de commerce pour un montant de 600 000 euros, pour juger que le droit d’entrée litigieux ne constituait pas un supplément de loyer.

6. Il résulte de ce qui précède que, sans qu’il soit besoin d’examiner l’autre moyen du pourvoi, la société Land River est fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque. (…)

8. D’une part, s’il résulte de l’instruction que le droit d’entrée en litige a été justifié, au regard de l’article 10 du contrat de bail conclu par la SARL Land River, par le fait que ” le bailleur met à la disposition du preneur un local dans un centre bénéficiant d’une attractivité commerciale préexistante “, il ne peut être regardé, pour ce motif, comme constituant la contrepartie de la cession d’un élément de fonds de commerce qui serait distinct, au plan économique, du droit au renouvellement du bail, ni comme une indemnité destinée à dédommager le bailleur d’un préjudice résultant de la dépréciation de son patrimoine. Ainsi, ce droit d’entrée est, en application de la règle rappelée au point 4, un supplément de loyer qui constitue, avec le loyer lui-même, la contrepartie d’une opération unique de location, et qui est soumis à la taxe sur la valeur ajoutée au même titre que celui-ci.

9. D’autre part, aux termes du premier alinéa de l’article 19 de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée : ” Les Etats membres peuvent considérer que, à l’occasion de la transmission, à titre onéreux ou à titre gratuit ou sous forme d’apport à une société, d’une universalité totale ou partielle de biens, aucune livraison de biens n’est intervenue et que le bénéficiaire continue la personne du cédant “. Aux termes de l’article 257 bis du code général des impôts, portant transposition des dispositions précitées : ” Les livraisons de biens, les prestations de services (…) réalisées entre redevables de la taxe sur la valeur ajoutée, sont dispensées de celle-ci lors de la transmission à titre onéreux ou à titre gratuit, ou sous forme d’apport à une société, d’une universalité totale ou partielle de biens. / (…) “.

10. Il résulte de l’interprétation que la Cour de justice de l’Union européenne a donnée du premier alinéa de l’article 19 de la directive 2006/112/CE dans son arrêt du 19 décembre 2018, Mailat e.a. (C-17/18), que la notion de ” transmission, à titre onéreux ou à titre gratuit ou sous forme d’apport à une société, d’une universalité totale ou partielle de biens ” ne couvre pas l’opération par laquelle un bien immeuble qui servait à une exploitation commerciale est donné en location.

11. Par suite et dès lors qu’ainsi qu’il vient d’être dit, le droit d’entrée en litige est un supplément de loyer qui constitue, avec le loyer lui-même, la contrepartie d’une opération unique de location, il ne saurait bénéficier de la dispense de taxe sur la valeur ajoutée prévue par les dispositions citées au point 9.

12. Il résulte de ce qui précède que la société est fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement qu’elle attaque, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rejeté sa demande ».

CE, 3e et 8e ch. réunies, 15 févr. 2019, n° 410976

La négociation et la conclusion du bail commercial

La négociation et la conclusion du bail commercial

date de publication oct. 2016 description de la publication Loyers et copropriété