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Lettre d’information
Lettre d’information BTP n° 8 – Septembre-Octobre 2018
15/11/2018

EDITORIAL

Que faut-il retenir decette rentrée 2018 de l’actualité juridique des marchés de travaux privés ou publics ?

Des confirmations qui révèlent peut-être une tendance.

Les juges, aussi bien judiciaires qu’administratifs, confirment qu’on ne saurait rechercher la responsabilité des entreprises au-delà des délais de garanties connus, qu’il s’agisse de garantie décennale ou de responsabilité contractuelle. Les deux réaffirment avec constance que la réception, notamment, met fin à la responsabilité contractuelle, et que l’écoulement du délai d’épreuve de 10 ans met un terme à la garantie décennale. 

On voit cependant, nous semble-t-il, de plus en plus souvent de décisions rendues dans des situations où le maître d’ouvrage, pour tenter d’échapper à la prescription de son action, invoque la fraude ou le dol, pour rechercher la responsabilité contractuelle de l’entreprise.

On voit également que les deux ordres de juridiction n’admettent que très exceptionnellement la fraude ou le dol, et maintiennent ainsi un rempart contre une extension démesurée de la responsabilité des constructeurs. 

Faut-il y voir un signe que le délai d‘épreuve de 10 ans est trop court aujourd’hui, ou que la réception emporte trop de conséquences difficilement mesurables pour le maître d’ouvrage ? 

Sans doute pas pour le délai d’épreuve, mais une tendance lourde se précise : s’assurer de la bonne exécution du marché est un exercice à haut risque pour le maître d’ouvrage, malgré les conseils qui l’entourent déjà (AMO, maître d’œuvre, bureau de contrôle etc.) et anticiper les situations possibles relève en partie de la divination. La réception, cette date bénie par tous les acteurs parce qu’elle consacre enfin l’achèvement des travaux, est sans conteste le moment fort de l’exécution de tous les marchés, celui à l’occasion duquel il faut se poser le plus de questions, techniques comme juridiques.

Philippe NUGUE

1. PASSATION

1.1    ALLOTISSEMENT, PAS DE DÉROGATION SANS DÉMONSTRATION DE DIFFICULTÉS TECHNIQUES OU DE SURCOÛTS FINANCIERS

Le juge d’appel de Marseille vient de rappeler les obligations qui s’imposent aux acheteurs publics en termes d’allotissement. Pour rappel, selon les dispositions de l’article 32 de l’ordonnance du 23 juillet 2015, les marchés publics sont passés par principe en lots séparés, sauf à ce que l’allotissement soit source de difficultés techniques ou de surcoûts financiers. 

En l’espèce, la cour administrative d’appel estime qu’un accord-cadre ayant pour objet des prestations concernant plusieurs corps d’état (maçonnerie, carrelage-faïence, menuiserie, revêtements de sol…) aurait dû amener à un allotissement.

L’administration ne démontre pas que la passation du marché en lots séparés aurait nécessité une coordination rigoureuse entre prestataires, ni qu’elle risquait de rendre son exécution techniquement difficile.

Par ailleurs, elle considère qu’une économie de 2,4% du montant maximum annuel du marché ne justifie pas sérieusement un refus d’allotir le marché.

Cour administrative d’appel de Marseille, 16 juillet 2018, Office public de l’habitat Terres du Sud Habitat, n° 18MA02245

1.2    OFFRES ANORMALEMENT BASSES, L’ÉCART AVEC LES AUTRES OFFRES N’EST PAS UN CRITÈRE SUFFISANT.

Le juge (du référé précontractuel en l’occurrence) commet une erreur de droit s’il se fonde, pour estimer que l’offre de l’attributaire est anormalement basse, sur le seul écart de prix avec celui des offres concurrentes, sans rechercher si le prix en cause était en lui-mêmemanifestement sous-évaluéet, ainsi, susceptible de compromettre la bonne exécution du marché. 

Au cas d’espèce, le conseil d’Etat, appliquant sa méthode, estime que le montant des offres de la société retenue, au demeurant très proche de celui des offres de la société évincée, n’apparaît pas manifestement sous-évalué.

Conseil d’État, 18 juillet 2018, n° 417421 

1.3    APPLICABILITÉ DU CCAG – DÉROGATION GÉNÉRALE 

En principe, lors de la confection des pièces du futur marché public, le pouvoir adjudicateur prévoit un dernier article au CCAP qui mentionne les différents articles du CCAG auxquels il entend déroger.

La cour de Nantes vient de confirmer un principe de dérogation plus général : elle reconnaît ainsi que le CCAP peut ne viser, dans les pièces contractuelles, que quelques clauses du CCAG. 

En l’espèce, le titulaire se prévalait des dispositions de l’article 13.3 du CCAG-Travaux, relatif à la demande de paiement finale.

Cependant, la cour constate qu’aucune des stipulations du CCAP du marché ne vise cet article 13.3 ni ne reprend la procédure d’établissement du décompte général qu’il prévoit. Par suite, en vertu de l’article 2 précité du CCAP, qui ne rend applicable au marché que les seuls articles du CCAG-Travauxqu’il vise, les stipulations de l’article 13.3 de ce CCAG ne sont pas applicables au marché litigieux.

Une fois encore, il conviendra d’être particulièrement prudent dans la lecture des documents contractuels.

Cour administrative d’appel de Nantes, 6 juillet 2018, Société GBC, n° 17NT01241

2   EXECUTION 

2.1    GARANTIE DE PAIEMENT, SUSPENSION DES TRAVAUX ET REDRESSEMENT JUDICIAIRE DU MAÎTRE D’OUVRAGE

Confrontées aux risques d’impayés dans l’exécution des marchés de travaux privés, les entreprises connaissent bien l’article 1799-1 du Code civil  qui oblige le maître d’ouvrage à fournir une garantie de paiement, faute de quoi la réalisation des travaux peut être suspendue. 

Cette véritable exception d’inexécution propre aux marchés de travaux et de maîtrise d’œuvre peut être mise en œuvre avec une efficacité certaine, pour peu de bien respecter les conditions exigées. Mieux, elle permet, si elle correctement utilisée, de prémunir l’entreprise en cas de redressement judiciaire ultérieur du maître d’ouvrage. 

Démonstration.

Un maître d’ouvrage, association, confie des travaux de restructuration de deux cliniques et d’un centre médico-chirurgical à un groupement d’entreprises. Le mandataire du groupement, puis son cotraitant, voyant leurs situations de travaux non réglées depuis plusieurs mois, mettent chacun en demeure le maître d’ouvrage de fournir la garantie de paiement prévue par l’article 1799-1 du Code civil, sous peine de suspension des travaux.  

Le maître d’ouvrage ne fournissant pas la garantie, les entreprises cessent leurs interventions, et le mandataire du groupement assigne le maître d’ouvrage en paiement des travaux déjà faits et résiliation du marché.

Le maître d’ouvrage est alors mis en redressement judiciaire. Le groupement déclare sa créance. Les organes de la procédure collective interviennent dans la procédure judiciaire. Un plan de redressement est arrêté. Les organes de la procédure collective soutiennent que l’ouverture de la procédure de redressement judiciaire empêchait les entreprises de maintenir la suspension de leur prestation, malgré l’absence de garantie de paiement.  

La cour d’appel accueille cependant la demande de résiliation du marché et rejette les demandes  de dommages et intérêts présentées pour le maître d’ouvrage.

La Cour de cassation confirme cette analyse. L’ouverture d’une procédure collective contre le maître de l’ouvrage ne peut avoir pour effet de contraindre un entrepreneur ayant, avant cette ouverture, régulièrement notifié le sursis à l’exécution de ses travaux, à les reprendre sans obtenir la garantie financière prévue par l’article 1799-1 du code civil. La responsabilité des entrepreneurs est donc écartée.

Cour de cassation, Chambre commerciale, 10 octobre 2018, n° 17-18.547, Publié au bulletin

2.2    SOUS-TRAITANCE – PAIEMENT DIRECT – ENVOI DE LA DEMANDE EN TEMPS UTILE

La cour administrative de Lyon a rappelé que le sous-traitant régulier d’un marché public, pour obtenir le paiement direct des prestations qu’il a réalisées, doit adresser sa demande de paiement direct au titulaire et au maître d’ouvrage.

Cette demande doit être faite en temps utile pour être recevable : la cour considère qu’il en va ainsi pour une demande initiée avant l’établissement du décompte général et définitif du marché. En revanche, une demande effectuée après l’établissement de ce décompte n’est pas effectuée en temps utile.

En l’espèce, la demande a été effectuée près de quinze ans après que le décompte général et définitif ait été établi…

Cette décision s’inscrit dans la ligne tracée l’année dernière par le Conseil d’Etat (CE, 23 octobre 2017, Société Colas Ile-de-France Normandie, n° 410235). Il appartient donc au sous-traitant de faire valoir ses demandes financières le plus rapidement possible, sous peine de s’exposer à un refus de la maîtrise d’ouvrage.

Cour administrative d’appel de Lyon, 30 août 2018, SELARL EMJ, n° 16LY03025

3. RESPONSABILITE 

3.1    PROVISION POUR RISQUE DE GARANTIE DÉCENNALE, MÉTHODE STATISTIQUE

Le Conseil d’Etat précise les conditions dans lesquelles une provision pour contentieux lié à la garantie décennale peut être constituée. 

L’article 39 du code général des impôts  admet « 5° Les provisions constituées en vue de faire face à des pertes ou charges nettement précisées et que des événements en cours rendent probables, à condition qu’elles aient été effectivement constatées dans les écritures de l’exercice (…) “et à la condition que ces pertes soient susceptibles d’être évaluées avec une approximation suffisante. 

Mieux, lorsque la nature des charges ou leurs caractéristiques interdisent de procéder autrement, elles peuvent faire l’objet d’une évaluation selon une méthode statistique à la condition que cette évaluation soit faite de manière précise et suffisamment détaillée et qu’elle prenne en compte notamment la probabilité de réalisation du risque liée à l’éloignement dans le temps.

Les charges futures induites statistiquementpar les contentieux liés à la garantie décennale peuvent donc faire l’objet de provisions déductibles à compter de la réception des travaux, cette dernière constituant l’événement de nature à rendre le risque probable.

Mais, précise le Conseil d’Etat, la provision ne peut comprendre les dépenses de personnel et de structure dont l’engagement est indépendant de la survenance de litiges liés à cette garantie.

Conseil d’État, 9ème – 10ème chambres réunies, 12/10/2018, 404091

3.2    LA FAUTE MÊME GROSSIÈRE DU CONSTRUCTEUR N’EST PAS DOLOSIVE EN L’ABSENCE DE DISSIMULATION OU FRAUDE 

Un immeuble est vendu par lots en l’état futur d’achèvement. Postérieurement à la livraison, l’un des copropriétaires fait réaliser des travaux de réaménagement d’un local commercial au rez-de-chaussée, en supprimant toutes les cloisons intérieures. Des fissures apparaissent sur les parties communes.

Une expertise judiciaire conclut que les travaux du copropriétaire ne sont pas à l’origine du fléchissement du plancher porteur de l’étage supérieur, mais que celui-ci est dû à un vice intrinsèque de la dalle, sous dimensionnée au regard du ferraillage; les plans du bureau d’études ayant servis à la réalisation de l’immeuble en VEFA ayant conduit à un déficit en armature de 83 %, outre que la dalle était composée d’un béton présentant des caractéristiques mécaniques faibles, proches de la valeur minimale imposée. Selon l’expert judiciaire, le bureau d’études aurait commis une faute lourde tellement grave qu’elle doit être qualifiée de dolosive.

C’est ce que retient la cour d’appel, sur la base de l’ancien article 1150 ancien du Code civil. 

La Cour de cassation censure l’arrêt en estimant que les motifs invoqués sont insuffisants à démontrer que le bureau d’études a violé ses obligations contractuelles par dissimulation ou fraude et commis une faute dolosive.  

Or, au cas d’espèce, la copropriété agissait sur le fondement de la faute dolosive du constructeur car l’action en garantie décennale était prescrite, et que le délai de prescription opposable en matière de dol ne commence, lui, à courir que le jour où le cocontractant a connu ou découvert que son consentement a été vicié.

Le dol n’implique pas nécessairement une intention de nuire, mais que soit rapportée la preuve de la violation délibérée et consciente des obligations du constructeur, ce qui établit  l’intention caractérisée de causer le dommage. Dès lors, la faute professionnelle, même grossière, ne permet pas à elle seule de retenir le dol, encore faut-il que soit rapportée l’existence d’une dissimulation ou d’une fraude, et par là-même, la volonté de causer le dommage.

On notera tout de même que ni la cour d’appel, ni la Cour de cassation n’ont assimilé la gravité de la faute à une dissimulation (peut-être ne leur a-t-on pas demandé), alors que ce raisonnement a déjà été admis au moins une fois par la Cour de cassation, certes dans un arrêt non publié… (Cour de cassation, chambre civile 3,27 octobre 2016,  15-22920) 

Cour de cassation, Chambre civile 3, 12 juillet 2018, 17-19.701, Publié au bulletin

3.3 SAUF MANŒUVRES FRAUDULEUSES OU DOLOSIVES, LA RÉCEPTION MET FIN À LA RESPONSABILITÉ CONTRACTUELLE.

Le juge administratif a sur ce point une jurisprudence très proche de celle de du juge judiciaire. 

Rappel de la solution de principe :

Après réception de ses travaux, la responsabilité de l’entreprise ne peut plus être recherchée pour des dommages causés par ses travaux aux tiers, sauf si :

– La réception a été prononcée à la suite de manœuvres frauduleuses ou dolosives de la part de l’entrepreneur,

– Le dommage trouve directement son origine dans des désordres affectant l’ouvrage objet du marché.

Un arrêt de la Cour administrative d’appel de Bordeaux rappelle cette solution.

Les faits :

Le dommage : endommagement de câbles de fibre optique appartenant à Orange et situés sous une route départementale. 

Le responsable : la responsabilité de l’entreprise en charge des travaux de pose de glissières de sécurité, selon marché public de travaux passé par le département, est recherchée.

Condamné solidairement avec son entreprise, le département demande la garantie de celle-ci. MAIS, la réception a été prononcée sans réserve sur le point litigieux.

Le débat :

L’entreprise fait valoir que sa responsabilité ne peut pas être recherchée, dès lors que ses travaux ont été réceptionnés.

Le département invoque la méconnaissance des stipulations de l’article 7-2 du CCAP qui prévoit “Par dérogation à l’article 27-31 du CCAG, l’entrepreneur devra recueillir toutes les informations sur la nature et la position des ouvrages souterrains ou enterrés. Avant tout commencement d’exécution des travaux, le piquetage spécial des ouvrages souterrains ou enterrés, tels que canalisations ou câbles situés au droit ou au voisinage des travaux à exécuter, sera effectué par les entreprises concernées, à leur frais, contradictoirement avec le représentant du maître d’œuvre sous le contrôle des concessionnaires dûment convoqués par l’entrepreneur”. 

En outre, il fait valoir que l’entreprise aurait dissimulé les dommages.

La solution :

La cour estime que l’article 7-2 du CCAP n’a ni pour objet ni pour effet de prolonger la responsabilité contractuelle au-delà de la réception des travaux, même pour les dommages au tiers.  

Concernant la dissimulation des dommages, elle relève que la société n’en a été informée que par une lettre postérieure à la date de réception. Il n’est donc pas établi que le titulaire aurait eu connaissance de ces dommages avant la réception de cette lettre et donc avant la réception qui a mis fin définitivement aux rapports contractuels.

Cour administrative d’appel de Bordeaux, 28 août 2018, n° 16BX02167  

On notera la formulation de la cour selon laquelle « Aucune autre stipulation contenue dans ce document contractuel ne fait obstacle à ce que l’intervention de la réception des travaux mette fin à la responsabilité découlant de ces obligations contractuelles », ce qui permettrait d’envisager pour les maîtres d’ouvrages d’aménager la responsabilité de l’entreprise pour dommage au tiers révélés après la réception…

v. également Conseil d’État N° 352122, Mentionné dans les tables du recueil Lebon 16 janvier 2012 COMMUNE DU CHATEAU D’OLERON

4. DROIT SOCIAL – HYGIÈNE & SÉCURITÉ 

1 – Le BTP est le secteur qui emploie le plus d’apprentis: 54 540 sur les 144 200 formés en 2016/2017 dans les secteurs artisanaux. 

La loi dite « AVENIR » du 5 septembre 2018 (n°2018-771), a simplifié plusieurs aspects de l’apprentissage, principalement : 

> la baisse de la durée minimum à 6 mois au lieu d’un an [la durée maximale reste fixée à 3 ans] (article L.6227-1 du Code du travail) ;

> lorsque l’organisation de travail le justifie, la journée de travail de l’apprenti de moins de 18 ans peut être portée à 10 h par jour et 40 heures par semaine (article L.6227-1 du Code du travail) ; 

> l’âge maximal de l’apprentissage est repoussé à 30 ans (article L.6222-1). 

2 – L’Institut de Recherche et d’Innovation sur la Santé et la Sécurité au Travail (IRIS-ST) a publié en octobre 2018, les chiffres de la sinistralité des entreprises du BTP de moins de 20 salariés, par métier, pour 2016. Il ressort une tendance générale à la baisse. En 2016, les entreprises du BTP ont enregistré une baisse de la sinistralité :

– 3,6 % du nombre d’accidents du travail

– 1,3 % du nombre de maladies professionnelles

– 2,6 % du nombre d’accidents de trajet.

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