Alors que nous entamons notre deuxième semaine de confinement, les acteurs économiques de notre pays s’organisent du mieux possible pour faire face à la situation de crise actuelle. Les évènements que nous connaissons font naître de nombreuses interrogations.
Dans un précédent article d’une série consacrée aux impacts du COVID-19, nous avons formulé quelques observations et recommandations concernant l’exécution des contrats publics (articles consultables sur notre site https://www.adamas-lawfirm.com).
La passation des contrats publics suscite également des questionnements. Dans l’attente de l’adoption des mesures d’adaptation que le Gouvernement pourra prendre par voie d’ordonnance conformément à l’article 11 de la loi dite « d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 » promulguée le 23 mars (qu’il faudra examiner avec attention), nous formulons d’ores et déjà les observations et recommandations suivantes.
Il faut tout d’abord veiller aux conséquences de la limitation de la compétence des élus locaux procédant des élections municipales dont le mandat a été prorogé dans l’attente du second tour (I). Nous verrons que des mesures pourront être mises en œuvre afin de s’adapter à la situation de crise tant pour les procédures de passation d’ores et déjà lancées (II), que celles qui n’ont pas encore fait l’objet d’une publicité (III).
I. Limitation de la compétence des élus locaux dont le mandat a été prorogé
La loi d’urgence sanitaire organise la prorogation des mandats des élus locaux procédant des élections municipales (A). La compétence de ces élus locaux est ainsi limitée (B). La théorie dite des circonstances exceptionnelles pourra dans certains cas être mise en œuvre (C).
A. Prorogation des mandats :
La loi d’urgence sanitaire (article 19) prévoit le report de l’entrée en fonction des conseillers municipaux élus au complet le 15 mars 2020, ainsi que des maires et maires adjoints désignés lors d’une séance d’installation qui aurait été tenue entre le 20 et le 22 mars 2020, à une date fixée par décret au plus tard au mois de juin.
Le mandat des conseillers municipaux sortants est prorogé jusqu’à l’entrée en fonction de leurs successeurs. Le mandat des maires et maires adjoints sortants est maintenu jusqu’à la tenue de la séance d’installation et si cette séance a été tenue, à la date fixée par le décret (voir notre article Report de la séance d’installation).
Le mandat des membres des assemblée délibérantes et des exécutifs des établissements publics de coopération intercommunale ainsi que des syndicats mixtes sont également prorogés.
B. Limitation des compétences :
Selon la jurisprudence du Conseil d’Etat, le mandat des élus pendant la période couvrant le premier et le second tour doit être limité à la seule gestion des affaires courantes, c’est-à-dire celles qui relèvent de l’activité quotidienne et continue de l’administration et celles qui présentent un caractère d’urgence (CE, 1er avril 2005, Commune de Villepinte, n° 262078, Lebon p. 132 ; CE, 23 décembre 2011, Ministre de l’intérieur c/ SIDEN, n° 348647, Lebon p. 662 ; CE, 28 janvier 2013, Syndicat mixte Flandre Morinie, n° 358302, Lebon T. p. 694).
Il a ainsi été décidé que la conclusion d’un marché de travaux de rénovation des canalisations d’eau potable et de branchement de quatre rues (CE, 23 décembre 2011, préc.) ou encore la conclusion d’un marché de conception d’un centre de valorisation énergétique (CE, 28 janvier 2013, préc.) ne relevaient pas de la gestion des affaires courantes en raison de leur coût, de leur volume, de leur durée et de l’absence d’urgence.
Le fait que la procédure de passation ait été engagée antérieurement aux élections municipales et que la commission d’appel d’offres ait émis un avis favorable est sans importance (CE, 23 décembre 2011, préc.).
A notre sens ces solutions s’appliqueront aux assemblées délibérantes et aux exécutifs dont le mandat des membres a été prorogé en application de la loi d’urgence sanitaire à moins que les ordonnances à venir prévoient des règles spécifiques.
Toutefois, la théorie dite des circonstances exceptionnelles pourrait être mobilisée.
C. Théorie dite des circonstances exceptionnelles :
La théorie dite des circonstances exceptionnelles permet de déroger aux règles normales de légalité administrative dans des situations où le fonctionnement normal des services publics est altéré par certaines circonstances (CE, 29 juin 1918, Heyriès, Lebon p. 651 ; CE, 28 février 1919, Dames Dol et Laurent, Lebon p. 208).
Cette théorie a principalement été mise en œuvre lors de la Première guerre mondiale et à certains moments de la Seconde (période de l’invasion de la France par les armées allemandes au printemps 1940, Libération du territoire en 1944). Selon cette théorie, et si cela apparaît justifié par les nécessités tenant à assurer le bon ordre public et la continuité des services publics, il est par exemple admis que les autorités administratives puissent alors s’affranchir des règles normales de compétence (CE, 1er août 1919, Société des Etablissements Saupiquet, Lebon p.713 ; CE, 16 avril 1948, Laugier, Lebon p.161 ; CE, 5 mars 1948, Marion, Lebon p.113). La jurisprudence n’admet qu’une seule limite : les mesures adoptées doivent être proportionnées à la situation et ne doivent pas aller au-delà de ce qui est requis par le maintien de l’ordre public et la continuité des services publics.
Ces notions de nécessité d’assurer la continuité des services publics et de proportionnalité s’apprécieront au regard de l’objet du marché, son caractère d’urgence, son coût et sa durée. Ce qui, in fine, conduira dans certains cas à cumuler les conditions entre la notion de « gestion des affaires courantes » et la théorie dite des circonstances exceptionnelles garantissant d’autant plus la sécurité juridique de l’opération.
Il conviendra d’être particulièrement vigilant et de s’interroger au cas par cas afin de déterminer si la conclusion du contrat public en question peut relever de la gestion des affaires courantes ou de la théorie dite des circonstances exceptionnelles aussi bien dans le cadre d’une procédure en cours de passation que d’une procédure qui n’a pas encore été lancée.
Dans chacun de ces cas, des outils peuvent également être mise en œuvre pour faire face à la situation actuelle.
II. Les procédures de passations en cours
En fonction de ses besoins et des contraintes de la crise, l’acheteur public pourra reporter le délai de remise des offres et/ou prolonger leur délai de validité (A).
Il pourra également envisager d’abandonner la procédure (B).
A. Report des délais de remise des candidatures et des offres et prolongation du délai de validité des offres
La crise sanitaire conduit à un bouleversement inévitable et structurel dans l’organisation tant des entreprises candidates que des services de l’acheteur public (gestion du délai d’analyse des offres à compter de l’ouverture des plis, difficultés à réunir les commissions compétentes telles que les commissions d’appel d’offres, etc.).
Il faut distinguer les règles applicables aux marchés publics (1) qui diffèrent de celles applicables aux concessions (2).
1/ Pour les marchés publics :
Report de la date de remise des candidatures et offres.
Le pouvoir adjudicateur peut envisager de reporter la date de remise des candidatures et offres donnant plus de temps tant aux candidats qu’à ses services en permettant un report corrélatif de l’analyse des offres. Le report de la date limite de dépôt des offres décale d’autant le délai de validité des offres qui, en principe, démarre à partir de cette date de remise.
A ce titre, il faut rappeler que la jurisprudence n’exige pas que la procédure soit totalement achevée à l’expiration du délai de validité des offres mais que la personne publique ait choisi l’attributaire avant cette échéance (CE, 10 avril 2015, Société TAT, n° 386912, Lebon T. pp. 746, 758). Ainsi, peu importe que le marché n’ait pas été notifié au titulaire avant cette échéance. Il faut toutefois que la commission d’appel d’offre ait pris une décision sur l’attribution du marché (CE, 21 mars 2007, Commune de Lens,n° 279535, Lebon T. p. 939 ; voir sans davantage de précisions quant à la décision de la CAO : CAA Nantes, 30 décembre 2003, Madec c/ Commune de Bono,n° 99NT02244).
Par ailleurs, la décision de report de la date limite de dépôt des offres peut intervenir alors que certains candidats ont déjà remis une offre. En effet, il a été décidé que le report de la date limite de dépôt des offres, quelques dizaines de minutes avant l’échéance, alors que certains candidats ont déjà remis une offre ne constitue pas un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence dès lors que les candidats peuvent déposer une nouvelle offre (CAA Nantes, 22 décembre 2017, n° 16NT01413).
Prorogation de la durée de validité des offres.
L’acheteur public peut également décider de proroger la durée de validité des offres afin de se laisser davantage de temps pour instruire les offres. Cette décision doit toutefois recueillir l’assentiment exprès de l’ensemble des candidats (CAA Marseille, 25 mai 2007, Société Environnement Services, n° 04MA00916).
A défaut d’accord de l’ensemble des candidats, il appartiendra à l’acheteur public de déclarer la procédure sans suite et de relancer par la suite une nouvelle consultation.
2/ Les concessions
L’acheteur public peut également reporter la date limite de dépôt des candidatures et des offres. Rien ne fait obstacle à ce qu’elle soit prolongée comme en matière de marché public.
L’autorité concédante n’est pas obligée de fixer un délai de validité des offres (CE, 24 juin 2011, Commune de Bourgoin-Jallieu, n° 347889). Si elle a toutefois fixé un tel délai dans les documents de la consultation, celui-ci peut être prorogé après accord de l’ensemble des candidats (CE, 13 décembre 1996, Syndicat intercommunal pour la revalorisation des déchets du secteur Cannes-Grasse, n° 169706). Cet accord peut cependant être tacite et résulter de la poursuite par les candidats des négociations avec l’autorité concédante (CE, 24 juin 2011, Commune de Bourgoin-Jallieu, n° 347889).
Surtout, dès lors que les autorités publiques ne peuvent savoir combien de temps la crise sanitaire durera, il convient de rappeler que la prolongation du délai de validité n’impose pas la fixation d’une nouvelle date limite (CAA Lyon, 3 novembre 2011, Société Véolia Propreté, n° 10LY00536).
B. ’abandon de la procédure de passation pour motif d’intérêt général ou infructuosité
Les acheteurs publics peuvent déclarer, à tout moment, une procédure de passation sans suite (article R. 2185-1 CCP), y compris lorsqu’un attributaire a été choisi (CAA Bordeaux, 22 mai 2003, Société Alzate, n° 99BX02631). Cette décision d’abandon sans suite est subordonnée, pour l’essentiel, à la seule existence d’un motif d’intérêt général qu’il appartient à la personne publique d’apprécier et d’établir ; il lui incombe d’ailleurs de communiquer aux candidats les motifs de sa décision dans les plus brefs délais (articles R. 2185-2 CCP).
Dans la situation de crise actuelle, l’abandon de la procédure pourra ou devra même dans certains cas être envisagé à condition de justifier de réels motifs d’intérêt général ; si elle est régulière, cette décision ne fera pas obstacle à la possibilité de relancer la procédure postérieurement.
Les acheteurs publics pourront également abandonner la procédure pour infructuosité en l’absence de candidature et d’offre remise dans les délais.
Dans ce cas, l’acheteur public pourra recourir, par la suite, à une procédure sans publicité et mise en concurrence dans les conditions énoncées par l’article R. 2122-2 CCP.
III. Les procédures de passation non lancées
Il sera conseillé aux acteurs publics de s’interroger au cas par cas sur l’opportunité et la nécessité de lancer leur procédure de passation.
Si un marché devait être passé, les règles habituelles de la commande publique devront être respectées (sous réserve des éventuelles adaptations qui pourraient être édictée par ordonnance prises en application de la loi d’urgence sanitaire) et plus que jamais la phase de définition préalable du besoin devra être traitée avec une attention particulière : il s’agira de procéder à un arbitrage entre nécessité de faire face à l’urgence et conciliation des règles de droit [i].
Compte tenu de la situation actuelle, outre la possibilité de recourir à la théorie des circonstances exceptionnelles évoquée plus haut pour s’affranchir de certaines règles de compétence, des dispositions du Code de la commande publique pourront être mises en œuvre pour déroger aux règles relatives aux délais de procédure (A) et même à l’obligation de publicité et mise en concurrence (B).
A. Dérogations aux règles sur les délais de procédure
1/ Les marchés publics
En cas d’urgence,le CCP offre la possibilité de réduire les délais de procédure en appel d’offres et en procédure négociée à 15 jours pour la réception des candidatures et 10 jours pour les offres (appel d’offres restreint et marchés négociés avec mise en concurrence) et 15 jours pour les appels d’offres ouvert (3° des articles R. 2161-3, R. 2161-8 et R. 2161-15 du CCP).
Les motifs ayant conduit à une telle procédure accélérée doivent être mentionnés dans l’avis d’appel public à la concurrence (CE, 23 février 1990, Commune de Morne-à-l’Eau, n° 69588).
L’urgence ne saurait être justifiée par la seule référence à la crise sanitaire actuelle. Elle devra être caractérisée au regard principalement de l’objet du marché. Il conviendra de l’apprécier au cas par cas.
2/ Les concessions
Contrairement aux marchés publics, le régime de passation des concessions n’offre pas de délais réduits quant à la réception des candidatures et des offres.
Les dispositions combinées des articles R. 3123-14 et R. 3124-2 du CCP prévoient des délais minimums (p .ex. : 25 jours pour les candidatures transmises par voie électroniques).
B. Dérogation à l’obligation de publicité et mise en concurrence
1/ Les marchés publics
En cas d’urgence impérieuse qui ne serait pas compatible avec ces délais réduits, les dispositions des articles L. 2122-1 et R. 2122-1 du CCP offrent la possibilité aux acheteurs publics de passer un marché public sans publicité ni mise en concurrence préalables, lorsque le respect d’une telle procédure est inutile, impossible ou manifestement contraire aux intérêts de l’acheteur.
Pour mettre en place une telle procédure de marché négocié, il convient de démontrer que sont réunies les conditions suivantes : le caractère d’urgence impérieuse, l’imprévisibilité pour l’acheteur public, une condition d’extériorité de l’événement par rapport à l’acheteur public, l’incompatibilité de la situation avec les délais exigés par les procédures formalisées.
A titre d’exemple, la réalisation de travaux visant à garantir la sécurité des locataires d’un office public de l’habitat a pu être considérée comme justifiant l’urgence impérieuse (CAA Nancy, 23 juillet 2019, Société Iserba, n° 18NC01517 et 18NC01518).
En l’occurrence, considérant les dangers liés à l’épidémie et aux prévisions faisant état d’une recrudescence – à venir – des personnes admises en réanimation, il semble que, par exemple, les établissements hospitaliers peuvent en urgence engager une procédure négociée aux fins de se voir fournir le matériel médical nécessaire pour la prise en charge des patients ainsi que, le cas échéant, la réalisation de travaux.
Les collectivités territoriales pourraient également recourir à ce type de procédure dérogatoire pour solliciter des prestations s’agissant par exemple de la garde des enfants de soignants, ou encore pour assurer le service funéraire en raison des décès liés au coronavirus (marché de colombarium). Là encore, l’urgence devra être appréciée et caractérisée au cas par cas au regard principalement de l’objet du marché.
Il conviendra par ailleurs de noter que l’article R. 2122-1 du CCP reconnaît expressément comme une urgence impérieuse les cas visés à l’article L. 1311-4 du CSP, lequel expose que le préfet de département peut, en cas de danger ponctuel imminent pour la santé publique, ordonner l’exécution immédiate des mesures prescrites par les règles d’hygiène.
Ces dispositions sont expressément applicables en cas d’épidémie (CE, 23 juin 2000, Agence des foyers et résidences hôtelières privées,n° 167258). Si un marché devait être passé pour l’exécution de travaux résultant des directives du préfet, l’urgence impérieuse serait constituée.
Ces procédures répondent à une problématique particulière : assurer la satisfaction de l’intérêt général en période troublée. Toutefois, il conviendra de motiver parfaitement le recours à des procédures dérogatoires, aux fins d’éviter tout risque de délit de favoritisme ou d’annulation contentieuse par le juge administratif.
2/ Les concessions
Il résulte aussi des articles L. 3121-2 et R. 3121-6 du CCP que les personnes publiques concédantes peuvent conclure un contrat de concession sans publicité ni mise en concurrence préalable « lorsque en raison notamment de l’existence […] d’une urgence particulière, le respect d’une telle procédure est inutile ou impossible ou manifestement contraire aux intérêts de l’autorité concédante ».
Des conditions sont à remplir :
- l’impossibilité à faire assurer le service concédé par le cocontractant ou de l’assurer elle-même,
- l’impossibilité doit être soudaine et indépendante de la volonté de l’autorité concédante,
- la continuité du service doit être justifiée par un motif d’intérêt général,
- la durée du nouveau contrat ne saurait être supérieure à celle requise pour mettre en œuvre une procédure de passation au terme de l’évènement.
Par conséquent en cas de situation d’urgence répondant à ces conditions, le contrat de concession devra en tout état de cause avoir une durée limitée pour permettre la mise en œuvre d’une procédure de passation au terme de la crise que nous traversons.
Pour finir, il sera fait mention des conventions d’occupation domaniale qui, bien que soumises à des obligations de passation, semblent moins concernées. Si celles-ci peuvent en effet être attribuées sans publicité ni mise en concurrence en cas d’urgence (3° de l’article L. 2122-1-2 du Code général de la propriété des personnes publiques), encore faut-il que les opérateurs puissent exercer une activité économique en cette période de confinement.
En conclusion, la situation actuelle étant par de nombreux aspects exceptionnelle, les acheteurs publics et autres autorités concédantes peuvent se prévaloir d’un certain nombre d’outils prévus par le CCP afin de préverser et satisfaire l’intérêt général. Dans tous les cas la mise en œuvre de ces règles requiert une analyse au cas par cas.
Nos avocats et juristes sont bien évidemment à votre disposition pour vous accompagner ou répondre à vos interrogations sur tous ces sujets.
Note
[i] A ce propos, des situations de force majeure ou exceptionnelles ne justifient pas à elles seules de pouvoir déroger aux règles de la commande publique : des élus qui mettraient irrégulièrement en œuvre une procédure de marché public sans publicité et de mise en concurrence pourraient s’exposer à un risque pénal, en particulier celui du délit dit de favoritisme prévu et réprimé par l’article 432-14 du Code pénal.
EN SAVOIR PLUS
Télécharger la pièce jointe