Le régime juridique des concessions hydroélectriques aura de tout temps constitué un sujet complexe(1). Au confluent du droit de l’eau, du droit du domaine public et des règles de la commande publique, le régime des concessions d’énergie hydraulique doit régulièrement combiner des règles qui relèvent de logiques juridiques hétérogènes quand elles ne sont pas contradictoires. S’agissant du droit de la commande publique, la loi du 16 octobre 1919 ne les ayant pas qualifiées juridiquement, c’est le juge qui a retenu dans un premier temps la qualification de concessions de travaux publics(2), reprise par la suite par le législateur dans la loi n° 46-628 du 8 avril 1946 de nationalisation de l’électricité et du gaz.
L’intervention de la loi Sapin du 29 janvier 1993, promulguée dans un contexte où les directives européennes sur les marchés publics devenaient de plus en plus contraignantes, devait une nouvelle fois poser la question de leur statut. Le Conseil d’État, dans son avis du 28 septembre 1995, a considéré qu’elles relevaient de la famille des délégations de service public, dès lors que la loi du 16 octobre 1919 prévoyait un ensemble d’éléments « constitutif d’un régime de service public »(3).
Toutefois, cette qualification ne concerne pas toutes les concessions hydroélectriques, l’avis de 1995 ayant été « interprété à tort comment ayant unifié le régime juridique de la concession hydroélectrique »(4). D’une part, l’activité de production d’électricité n’est qualifiable d’activité de service public que si elle est d’une puissance supérieure à 40 MW(5). D’autre part, la multiplicité des usages de l’eau, également utilisée à la production d’énergie, rend incertaine les contours du service public exercé(6).
La simplification est intervenue du fait du droit européen qui, dans la directive 2014/23/UE du 26 février 2014, a unifié le régime juridique de ces contrats sous le vocable global de concessions, décorrélant ainsi leur appartenance à la grande famille des contrats de la commande publique échappant à la qualification de marché public, de la reconnaissance de l’exercice d’une mission de service public. Le droit national a d’ailleurs tiré pleinement les conséquences de cette situation en soumettant très largement le régime de passation et d’exécution des concessions hydroélectriques aux règles transposant la directive « concessions »(7).
Mais, on le sait, ces évolutions législatives n’ont pas eu de conséquence effective sur la situation des concessions hydroélectriques, qui n’ont toujours pas fait l’objet à ce jour d’une remise en concurrence, même lorsque leur durée d’exploitation a expiré, provoquant un conflit avec la Commission européenne qui dure aujourd’hui depuis presque 20 ans(8). À la complexité initiale de la qualification juridique des contrats de concession d’énergie hydraulique s’est ainsi ajoutée une situation – beaucoup plus préoccupante – qui se caractérise par une incertitude durable causée par ce long bras de fer entre les gouvernements français successifs et les institutions européennes quant à leur remise en concurrence. Ce « no man’s land » juridique est bien évidemment néfaste à la poursuite d’une politique d’investissement dynamique, rendue en tout état de cause nécessaire par le vieillissement des installations.
Or, depuis le début de la crise de l’énergie de l’automne 2021 amplifiée par l’invasion de l’Ukraine en février 2022 et la prise de conscience de la nécessité d’une meilleure prise en compte des impératifs de souveraineté énergétique, ce débat s’est renouvelé avec une certaine urgence. À l’heure où s’affirme avec davantage de force la double volonté de rendre notre pays moins dépendant des approvisionnements en gaz russe et de poursuivre nos efforts pour développer la production d’électricité à partir de sources décarbonées, le débat sur la sécurisation juridique des contrats de concession hydroélectrique a connu un regain bénéfique pour trouver enfin une solution à cette situation, à tous points de vue, insatisfaisante.
Dans ce contexte, la solution d’une prolongation des contrats de concession en cours d’exécution – ainsi que celle dont le terme est déjà intervenu – peut apparaître expédiente dès lors qu’elle ne conduit pas à se prononcer sur le principe et les modalités de l’application d’une remise en concurrence générale, en se contentant d’en différer la mise en œuvre. Après tout, la prolongation de la concession dont a bénéficié la CNR (Compagnie nationale du Rhône) grâce à la loi n° 2022-271 du 28 février 2022 montre que cette voie n’est en rien théorique. Il convient toutefois de mesurer qu’elle se heurte à certains obstacles tirés de l’application du droit européen qu’une négociation efficace et rapide avec la Commission doit permettre aujourd’hui de lever.
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Source : RFDA 2023 p.65
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Notes
(1) Sur ce sujet et les évolutions récentes de la législation régissant cette activité, v. N. Chahid-NouraÏ et G. Berthon, « La vraie nature des concessions hydroélectriques » RFDA 2017. 262 ; G. Le Chatelier et R. Granjon, « Le nouveau régime des concessions hydroélectriques : au lendemain du décret n° 2016-530 du 27 avril 2016 », AJCT 2016. 623 ; D. Poupeau « Un cadre modernisé pour les concessions d’énergie hydraulique », AJDA 2016. 880.
(2) CE, 22 juin 1928, Époux de Sigalas c/ Société hydroélectrique du Palais, Lebon p. 785 ; D. 1928. 3.49, note P.-L. Josse, note A. Pépy ; S. 1928. 3.113, note M. Hauriou.
(3) Avis n° 357262 et 357263.
(4) CE, Rapport public pour l’année 2010 « L’eau et son droit » p. 373.
(5) CE, 29 avr. 2010, n° 323179, Époux Beligaud, Lebon p. 126, concl. M. Guyomar ; AJDA 2010. 926; ibid. 1642, chron. S.-J. Liéber et D. Botteghi; ibid. 1916, étude S. Nicinski, P.-A. Jeanneney et E. Glaser; RDI 2010. 390, obs. O. Févrot; RFDA 2010. 557, concl. M. Guyomar; ibid. 572, note F. Melleray.
(6) V. pour cette situation, par ex., les missions confiées à la CNR par la loi du 27 mai 1921 portant sur : 1° l’utilisation de la production hydraulique, 2° la navigation, 3° l’irrigation, l’assainissement et les autres emplois agricoles.
(7) V. C. énergie, art. L. 521-1, dernier al. : « la passation et l’exécution des contrats de concession d’énergie hydraulique sont soumises aux dispositions prévues par la troisième partie du code de la commande publique et par le présent titre ».