EDITORIAL
Par Philippe Nugue
Exécution des marchés : A qui la faute ?
Ces temps-ci, plutôt au maître d’ouvrage… la jurisprudence, c’est connu, a ses « tendances ». Après avoir largement développé la responsabilité du maître d’œuvre, surtout au titre du devoir de conseil, la dernière tendance replace le maître d’ouvrage au centre des attentions.
On voit nettement se développer une jurisprudence qui retient de plus en plus souvent la faute du maître d’ouvrage, y compris en présence de fautes de ses autres cocontractants, et qui atténue fortement la portée des arrêts Toninet Région Haute Normandie. On se souvient que le Conseil d’Etat avait abandonné en 2013 et 2015 sa jurisprudence qui retenait la responsabilité du maître d’ouvrage du seul fait de fautes commises par les autres intervenants à l’opération de construction, obligeant les demandeurs à diriger leur recours contre les seuls responsables.
La conséquence ne s’est pas fait attendre. Les demandeurs ont systématiquement développé un argumentaire tendant à la reconnaissance d’une faute personnelle de la maîtrise d’ouvrage, laquelle « dans l’exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction du marché », peut être (plus) facile à trouver.
Ce qui implique que les maîtres d’ouvrage vont devoir faire preuve de (encore) plus de rigueur et d’autorité dans l’exécution des marchés… ce sera la nouvelle tendance.
SOMMAIRE
I – CONTRAT
I.1 – Hiérarchie des pièces contractuelles
I.2 – Marché forfaitaire et avenants multiples – perte du caractère forfaitaire
I.3 – Marché forfaitaire (privé) – quantités exécutées inférieures aux quantités prévues au contrat
II – RECEPTION
Réception tacite d’un ouvrage avec des désordres apparents
III – RECLAMATION
Comment présenter un « vrai » mémoire en réclamation ?
Marché à forfait et indemnisation.
Point de départ du délai de paiement du solde
Contestation du décompte général (Page 6)
IV – RESPONSABILITE DECENNALE ET DELAI
V – ASSURANCE DOMMAGES-OUVRAGE
I – CONTRAT
I.1 HIERARCHIE DES PIECES CONTRACTUELLES
Marchés publics. Dispositions contractuelles contraires. Hiérarchie des pièces du marché.
CAA Marseille, 12 février 2018, Commune d’Enchastrayes,n° 16MA03603
En l’espèce, la commune soutenait que le marché avait été conclu à prix unitaires ou mixte suivant la rédaction du document quantitatif estimatif (DQE) et non à prix global et forfaitaire tel qu’il était prévu par le cahier des clauses administratives particulières (CCAP).
La cour vient préciser que le caractère global et forfaitaire prévalait dès lors que le CCAP avait une valeur supérieure au DQE.
Cet arrêt, bien que rendu sous l’empire des dispositions du Code des marchés publics (CMP), est intéressant en ce qu’il vient rappeler qu’il ne peut être dérogé à l’ordre de priorité des pièces contractuelles fixés dans le CCAP (v. p. ex. : CE, 12 janvier 2011,Société Léon Grosse, n° 334320).
L’article 12 du CMP prévoyait expressément cette hiérarchisation qui, en revanche, n’a pas été reprise dans l’ordonnance du 23 juillet 2015 et son décret d’application du 25 mars 2016 ; ainsi, l’ordre de priorité ne demeure que dans les cahiers des clauses administratives générales et à la condition, bien entendu, qu’il n’y soit pas dérogé.
Il sera ainsi intéressant, suivant cette jurisprudence, que le juge administratif poursuive la construction du régime de priorité des pièces contractuelles, aux fins de préserver la sécurité juridique des contractants.
I.2 – MARCHE FORFAITAIRE ET AVENANTS MULTIPLES – Perte du caractère forfaitaire
Marché privé – caractère forfaitaire – avenants
Cass., 3èmech. civ., 8 février 2018, n° 17-10.913
La Cour de cassation a eu l’occasion de rappeler ce qui paraît être une évidence : un marché conclu à prix global et forfaitaire, non révisable, perd son caractère forfaitaire en cas d’acceptation non équivoque de travaux supplémentaires.
Cet accord non-équivoque résultait en l’espèce, notamment, de l’acceptation de devis par le maître d’ouvrage.
Ces multiples modifications font perdre au marché son caractère forfaitaire.
Les travaux supplémentaires doivent donc être réglés.
Les entreprises, titulaires d’un marché forfaitaire, doivent veiller à faire accepter sans équivoque leur devis de travaux supplémentaires par le maître d’ouvrage afin d’obtenir leur règlement. Un accord sur la nature des travaux et leur prix est indispensable afin d’éviter tout difficulté lors de l’établissement du décompte général.
I.3 – MARCHE FORFAITAIRE (PRIVE) –Quantités exécutées inférieures aux quantités prévues au contrat
Marché privé forfaitaire – exécution
Cass., 3èmech. civ., 28 février 2018, n° 14-11.226
Lorsqu’une entreprise est liée au maître d’ouvrage par un marché forfaitaire, ce dernier peut-il obtenir une réfaction du prix au motif que les quantités mises en œuvre sont inférieures à celles prévues au contrat ?
C’est à cette question que la Cour de cassation a récemment répondue
En l’espèce, le prix forfaitaire avait été établi par l’entreprise sur la base des métrés fournis par le maître d’œuvre.
Le poste correspondant au ferraillage prévoyait 23 987 kg. Or, 13 500 kg seulement ont été nécessaires.
Le maître d’ouvrage, au soutient de sa demande de réfaction du prix global et forfaitaire, faisait valoir que l’entreprise, en s’abstenant de signaler au maître d’ouvrage l’erreur ainsi commise dans le métré, avait manqué à son obligation d’exécution de bonne foi du marché.
Cette argumentation, qui avait convaincu les premiers jours, n’est pas retenue par la Cour de cassation qui constate que l’entreprise n’était pas tenue de vérifier l’estimation effectuée par le maître d’œuvre et que le maître d’ouvrage n’avait pas eu recours à un économiste de la construction.
Le maître d’ouvrage a donc tout intérêt à faire vérifier les quantités par un économiste.
II – RECEPTION
Réception tacite d’un ouvrage avec des désordres apparents
CE, 26 mars 2018, Société française du tunnel routier du Fréjus, n° 406208
La question de la réception tacite revêt un intérêt tout particulier lorsque des désordres sont apparents, car la réception tacite emporte acceptation desdits désordres.
En l’espèce, le maître d’ouvrage sollicitait une indemnité de 1,5 millions d’euros en réparation de désordres affectant la nacelle de visite du puits de ventilation d’un tunnel et le puits de ventilation.
Le prestataire soutenait, en défense, que ses travaux avaient été réceptionnés tacitement et que lesdits désordres étaient apparents.
La juridiction a suivi cette argumentation et retenu le faisceau d’indices suivant pour caractériser la réception tacite :-un avenant au contrat avait été conclu pour des prestations complémentaires,
– l’ouvrage avait été utilisé à plusieurs reprises, avec ou sans les agents de l’entreprise,
– le solde du marché de travaux avait été réglé sans procéder à une retenue correspondant aux réserves.
Pour juger que le maître d’ouvrage avait connaissance des dysfonctionnements dont était affecté l’ouvrage, et que les désordres devaient donc être regardés comme apparents lors de sa réception tacite, la cour a constaté que l’ouvrage avait été utilisé par le maître d’ouvrage en présence d’un technicien de l’entreprise, que les dysfonctionnements avaient été ainsi identifiés et, pour certains, corrigés, et que leur évolution était prévisible.
C’est ainsi que la cour administrative d’appel a pu rejeter les demandes du maître d’ouvrage.
III- RECLAMATION
III.1 – COMMENT PRÉSENTER UN « VRAI » MÉMOIRE EN RÉCLAMATION
Marché public – mémoire en réclamation
CE, 26 avril 2018, Département du Val-d’Oise, n° 407989 ; CAA Lyon, 5 avril 2018, Société CheopsTechnology, n° 17LY03390
Un mémoire du titulaire d’un marché ne peut être regardé comme une réclamation que s’il comporte « l’énoncé d’un différend et expose de façon précise et détaillée les chefs de la contestation en indiquant, d’une part, les montants des sommes dont le paiement est demandé et, d’autre part, les motifs de ces demandes, notamment les bases de calcul des sommes réclamées ».
Le Conseil d’Etat le réaffirme, au titre du CCAG-PI, pour un courrier du groupement de maîtrise d’œuvre qui ne faisait que détailler le montant des prestations dont les sociétés demandaient l’indemnisation et les motifs de cette demande, mais ne comportait pas, « en outre, l’énoncé d’un différend ». En l’espèce, le courrier ne comportait pas l’énoncé d’un différend dès lors que le groupement proposait différentes solutions pour fonder juridiquement l’octroi d’une augmentation de sa rémunération et indiquait : ” Je demeure à votre entière disposition pour m’entretenir avec vous de la faisabilité de cette solution… ».
Conséquence, faute de réclamation préalable en bonne et due forme, le recours au fond est jugé (8 ans plus tard…) irrecevable.
A noter la Cour de Lyon retient le même raisonnement en application du CCAG-FCS, faute cette fois ci de précision des sommes dues et de leur détail.
III.2 – MARCHE A FORFAIT ET INDEMNISATION
Marché public – indemnisation et forfait
CAA Nancy, 20 mars 2018, Société Engie Ineo Industrie et Tertiaire Est, n° 16NC01822
La jurisprudence est bien établie.
Les difficultés rencontrées dans l’exécution d’un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à indemnité au profit du titulaire du marché que dans la mesure où celui-ci justifie que ces difficultés soit, trouvent leur origine dans des sujétions imprévues ayant eu pour effet de bouleverser l’économie du contrat, soit sont imputables à une faute de la personne publique commise notamment dans l’exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction du marché, dans l’estimation de ses besoins, dans la conception même du marché ou dans sa mise en œuvre, en particulier dans le cas où plusieurs cocontractants participent à la réalisation de travaux publics (CE, 12 novembre 2015, SociétéTonin, n° 384716, CE, 5 juin 2013, Région Haute-Normandie, n° 352917).
Dans l’affaire examinée ici par la CAA de Nancy, des fiches modificatives de travaux ont été notifiées à l’entreprise qui a établi de nouveaux devis, qui n’ont été validés pour beaucoup d’entre eux qu’avec d’importants retards (plusieurs semaines) et ce, malgré les alertes de l’entreprise au maître d’ouvrage sur la nécessité d’obtenir des ordres de services pour exécuter les travaux supplémentaire.
Pour la Cour, le maître d’ouvrage a manqué à son pouvoir de contrôle dans la mise en œuvre du marché, indépendamment des fautes éventuellement commises par l’équipe de maîtrise d’œuvre ou l’assistant à maîtrise d’ouvrage.
L’entreprise doit donc être indemnisée des préjudices subis à raison de l’allongement des délais d’exécution du marché litigieux.
III.3 POINT DE DEPART DU DELAI DE PAIEMENT DU SOLDE
CE, 13 avril 2018, Société Eiffage Construction Alsace, n° 402691
L’article 1er, I du décret du 21 février 2002 (applicable à l’affaire jugée) relatif à la mise en œuvre du délai maximum de paiement dans les marchés publics, devenu article 2 du décret du 29 mars 2013 relatif à la lutte contre les retards de paiement dans les contrats de la commande publique, précise que, pour les marchés de travaux, le point de départ du délai global de paiement du solde est la date de réception du « décompte général et définitif par le maître d’ouvrage ».
Passons sur cette rédaction un peu confuse ; le maître d’ouvrage ne « reçoit pas » le décompte général et définitif, il notifie un décompte général à l’entreprise, lequel devient définitif après écoulement d’un délai, en l’absence de réclamation de l’entreprise. L’entreprise peut, si elle adepte le décompte général, notifier son acceptation au maître d’ouvrage faisant ainsi courir le délai de paiement (ce que rappelle d’ailleurs le CCAG travaux art. 13.4.3).
Mais, le délai commence-t-il à courir en cas de réclamation de l’entreprise, puisque précisément, dans ce cas, le décompte général ne devient pas « définitif » ?
Pour le Conseil d’Etat, lorsqu’un décompte général fait l’objet d’une réclamation par le cocontractant, le délai de paiement du solde doit être regardé comme commençant à courir à compter de la réception de cette réclamation par le maître d’ouvrage…
Résumons-nous, en présence d’une réclamation quelles sont les situations possibles ?
– si le maître d’ouvrage a reconnu, dans le décompte général notifié, devoir un solde à l’entreprise, il doit payer ce solde dans le délai, faute de quoi il doit des intérêts moratoires,
– si l’entreprise obtient la condamnation du maître d’ouvrage à payer un solde plus important, ce solde porte également intérêts dans les mêmes conditions, donc à compter de la présentation de la réclamation.
III.4 – CONTESTATION DU DECOMPTE GENERAL – MARCHE PRIVE
Cass., 3ème ch. civ., 8 février 2018, n° 17-10.039
Dans les marchés privés de travaux, la procédure d’établissement du décompte général est souvent précisée par le contrat, parfois par renvoi à la norme Afnor.
L’entrepreneur dispose d’un délai défini pour contester le décompte.
Ce délai est-il opposable dans l’hypothèse où le décompte n’aurait pas été établi conformément à la procédure prévue par le contrat ?
La Cour de cassation a répondu positivement.
L’entreprise doit contester le décompte dans le délai prescrit dans le contrat alors même que le décompte général aurait été irrégulièrement établi.
En l’espèce, l’intervention de la réception était contestée, le décompte général notifié ne comportait ni en-tête, ni signature.
Les entreprises doivent donc être particulièrement vigilantes et contester tout ce qui s’apparente à un décompte général dans le délai prescrit au marché.
IV – RESPONSABILITE DECENNALE
Le désordre doit (au moins) apparaitre dans le délai.
Cass., 3èmech. civ., 8 février 2018, n° 17-12-460
C’est un rappel. La certitude de la survenance du désordre n’est pas suffisante à engager la responsabilité décennale.
Le dommage futur qui a été identifié dans ses causes dans le délai décennal et dont la survenance est certaine à court terme peut certes engager la responsabilité décennale du constructeur.
Mais il faut que le désordre ait commencé à se matérialiser dans le délai.
Au cas particulier, était en cause le réseau d’assainissement d’une maison individuelle. Mais l’expert judiciaire qui était intervenu n’avait relevé l’apparition d’aucun désordre dans le délai de 10 ans. Aussi, si aucun désordre ne s’est réalisé, au moins pour partie, dans le délai de 10 ans, la garantie décennale ne s’applique pas.
V – ASSURANCES – Assurance dommages-ouvrage
Obligation de préfinancement de l’assureur
CE, 26 mars 2018, Commune de Montereau-Fault-Yonne, n° 405109
Le Conseil d’Etat, après avoir rendu des décisions précisant les obligations s’imposant à l’assuré, notamment en rappelant qu’il est tenu d’utiliser l’indemnité versée par l’assureur en réparation d’un dommage causé à son immeuble, a précisé les contraintes pesant sur l’assureur (CE, 5 juillet 2017, Office public de l’habitat de la Haute-Garonne, n° 396161).
L’assurance dommages-ouvrage, ainsi qu’il en résulte des dispositions de l’article L. 242-1 du Code des assurances, permet à un assuré d’obtenir de son assureur le préfinancement des travaux de réfection résultant de l’apparition de désordres de nature décennale.
Le Conseil d’Etat vient rappeler en l’espèce qu’une commune, qui s’est volontairement soumise à ce régime d’assurance, ne peut se voir imposer de réaliser des travaux destinés à réparer les désordres déclarés à l’assureur pour bénéficier de l’indemnité prévue au titre de l’assurance dommages-ouvrage.
Il appartient donc à l’assureur d’indemniser préalablement la commune qui doit, en retour, affecter le montant de l’indemnisation à la réalisation des travaux de réfection.
Enfin, la Haute Juridiction ajoute que l’assureur a l’obligation de notifier à l’assuré le rapport préliminaire d’expertise préalablement à sa prise de position sur le principe de l’indemnisation. A défaut, il ne peut plus refuser sa garantie, notamment en contestant la nature des désordres déclarés par l’assuré.
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