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Le débiteur de l’indemnité d’éviction en cas de démembrement de la propriété
16/03/2020

Article publié au sein de la « Revue des Loyers» n°1003 de janvier 2020

Cass. 3e civ., 19 déc. 2019, n° 18-26.162, P+B+I

Mots-clés : Bail commercial • Démembrement de la propriété • Nu-propriétaire • Usufruitier • Congé • Indemnité d’éviction

Textes visés : Code de commerce – Article L. 145-14 – Code civil – Article 595
Repère : Le Lamy Baux commerciaux, n° 420-11

En cas de démembrement de propriété, seul l’usufruitier a la qualité de bailleur et doit, en conséquence, assumer, le cas échéant, le paiement de l’indemnité d’éviction due au preneur à bail commercial.

ANALYSE

La détermination du débiteur de l’indemnité d’éviction constitue un enjeu majeur en matière de baux commerciaux dans la mesure où le montant de l’indemnité d’éviction peut être conséquent et dépasser, dans certains cas, la valeur des murs.

À cet égard, afin notamment de protéger le preneur, la vente de l’immeuble ne décharge pas le précédent bailleur de payer l’indemnité d’éviction, même si l’acte de vente prévoit que l’acquéreur est seul débiteur de l’indemnité d’éviction. En effet, il s’agit d’une délégation imparfaite, de sorte que le locataire peut valablement demander le paiement de l’indemnité d’éviction à l’ancien bailleur qui a délivré le congé mais également au nouveau propriétaire 1.

Qu’en est-il en cas de démembrement de la propriété ?

Dans le cadre d’un arrêt motivé, la Cour de cassation définit de manière didactique qui est le débiteur de l’indemnité d’éviction en cas de démembrement de la propriété, en se fondant sur les obligations de l’usufruitier en matière de bail commercial, qui a seul la qualité de bailleur (II). Il convient préalablement de présenter les faits d’espèce et la solution retenue (I).

I – Sur les faits d’Espèce et la solution retenue

Dans le cadre de l’arrêt commenté, un usufruitier et un nu-propriétaire avaient délivré ensemble un congé comportant refus de renouvellement sans offre d’indemnité d’éviction à leur locataire.

Ce congé a par la suite été déclaré sans motif grave et légitime, de sorte que le preneur avait droit au versement d’une indemnité d’éviction puisque le congé qui lui avait été délivré avait mis fin au bail commercial dont il était titulaire.

La question qui se posait alors était de savoir qui était débiteur de cette indemnité d’éviction puisque le congé avait été délivré, d’une part, par l’usufruitier et, d’autre part, par le nu-propriétaire.

L’arrêt ayant fait l’objet d’un pourvoi prévoyait une condamnation solidaire du nu-propriétaire et de l’usufruitière pour régler l’indemnité d’éviction due au locataire.

Cet arrêt rendu par la Cour d’appel de Toulouse le 3 octobre 2018 est censuré au motif que seul l’usufruitier est débiteur de l’indemnité d’éviction, quand bien même le congé a également été délivré par le nu-propriétaire.

Pour arriver à cette solution, la Cour de cassation fonde son analyse sur les obligations pesant sur l’usufruitier qui a, seul, la qualité de bailleur.

II – Sur les obligations de l’usufruitier, qui a, seul, la qualité de bailleur

Dans le cadre d’une motivation détaillée, la Haute juridiction prend la peine de rappeler que, en cas de démembrement de la propriété, l’usufruitier ne peut pas consentir un bail commercial ou même le renouveler sans le concours du nu-propriétaire, et ce en application de l’article 595, alinéa 4, du Code civil qui dispose : « L’usufruitier ne peut, sans le concours du nu-propriétaire, donner à bail un fonds rural ou un immeuble à usage commercial, industriel ou artisanal. À défaut d’accord du nu-propriétaire, l’usufruitier peut être autorisé par justice à passer seul cet acte » 2.

La Cour de cassation cite, à cet égard, un arrêt du 24 mars 1999 3 aux termes duquel cette impossibilité pour l’usufruitier de conclure un bail commercial porte tant sur la conclusion du bail initial que sur le renouvellement puisque le texte de l’article 595, alinéa 4, du Code civil interdit en principe à l’usufruitier de « donner à bail (…) un immeuble à usage commercial » sans distinguer s’il s’agit de la conclusion du bail initial ou du renouvellement de bail 4.

La Cour de cassation passe ensuite à la seconde étape de son raisonnement consistant à distinguer la situation de la conclusion du bail de la situation relative à la délivrance d’un congé.

En effet, la Haute juridiction rappelle que l’usufruitier a le pouvoir de mettre fin au bail commercial et de notifier, en conséquence, au preneur un congé avec refus de renouvellement sans que le concours du nu-propriétaire ne soit nécessaire.

Elle cite à cet égard un arrêt du 29 janvier 1974 5 aux termes duquel l’usufruitier peut valablement délivrer un congé à un locataire, sans avoir à recueillir l’accord de son nu-propriétaire.

En conséquence, il convient de distinguer la situation de l’usufruitier selon qu’il s’agit :

  • de conclure un bail (qu’il s’agisse du bail initial ou d’un renouvellement) : en ce cas, l’usufruitier doit recueillir l’accord du nu-propriétaire ou, le cas échéant, une autorisation judiciaire ;
  • de délivrer un congé : dans une telle situation, l’usufruitier peut intervenir seul, sans l’accord du nu-propriétaire, puisqu’aucune disposition de l’article 595 du Code civil ne vient limiter les pouvoirs de l’usufruitier.

Indépendamment de cette distinction, qui repose sur l’étendue des pouvoirs de l’usufruitier, la Cour de cassation justifie la censure de l’arrêt de la cour d’appel par le fait que seul l’usufruitier à la qualité de bailleur et qu’il doit, à cet égard, assumer toutes les obligations du bailleur vis à vis du preneur.

Il est vrai qu’en application d’une jurisprudence établie 6, l’usufruitier a la qualité de bailleur et il doit en conséquence supporter, seul, les réparations et travaux exigibles au regard de son obligation de délivrance.

Toutefois, en l’espèce, le congé a été signifié par l’usufruitier et le nu-propriétaire.

Dans ces conditions, il aurait été possible de considérer que l’usufruitier et le nu-propriétaire, qui ont décidé d’un commun accord de délivrer un congé comportant refus de renouvellement, devaient être solidairement tenus au paiement de l’indemnité d’éviction.

La Cour de cassation a privilégié une interprétation stricte des dispositions relatives au démembrement de propriété en considérant que, dans la mesure où seul l’usufruitier a, en principe, la qualité de bailleur, le nu-propriétaire ne peut pas être condamné solidairement à régler ladite indemnité.

À cet égard, il convient de rappeler qu’en cas d’indivision, l’indemnité d’éviction est due par chacun des indivisaires.

Toutefois, cette responsabilité solidaire des différents indivisaires à comme corollaire le fait que le refus de renouvellement doit, sous peine de nullité, être signifié au nom et avec l’autorisation de chacun des coindivisaires ou, le cas échéant, après l’autorisation prévue par les articles 818-5 ou 815-6 du Code civil.

Par Hanan CHAOUI
Docteur en droit,
Avocat Associé,
Delcade, société d’avocats

1 Cass. 3e civ., 30 mai 2001, n° 00-10.111, Bull. civ. III, n° 69.

2 « L’usufruitier peut jouir par lui-même, donner à bail à un autre, même vendre ou céder son droit à titre gratuit. Les baux que l’usufruitier seul a faits pour un temps qui excède neuf ans ne sont, en cas de cessation de l’usufruit, obligatoires à l’égard du nu-propriétaire que pour le temps qui reste à courir, soit de la première période de neuf ans, si les parties s’y trouvent encore, soit de la seconde, et ainsi de suite de manière que le preneur n’ait que le droit d’achever la jouissance de la période de neuf ans où il se trouve. Les baux de neuf ans ou au-dessous que l’usufruitier seul a passés ou renouvelés plus de trois ans avant l’expiration du bail courant s’il s’agit de biens ruraux, et plus de deux ans avant la même époque s’il s’agit de maisons, sont sans effet, à moins que leur exécution n’ait commencé avant la cessation de l’usufruit. L’usufruitier ne peut, sans le concours du nu-propriétaire, donner à bail un fonds rural ou un immeuble à usage commercial, industriel ou artisanal. A défaut d’accord du nu-propriétaire, l’usufruitier peut être autorisé par justice à passer seul cet acte » (C. civ., art. 595).

3 Cass. 3e civ., 24 mars 1999, n° 97-16.856, Bull. civ. III, n° 78.

4 Il convient à cet égard de préciser que par un arrêt du 14 mars 2019 (Cass. 3ème civ. 14 mars 2019, n°17-27560), la Cour de cassation a déclaré nul un avenant conclu par un usufruitier, sans l’accord des nues-propriétaires, et qui prévoyait une réduction du loyer prévu dans le bail commercial.

5 Cass. 3e civ., 29 janv. 1974, n° 72-13.968, Bull. civ. III, n° 48.

6 Voir notamment, Cass. 3e civ., 13 déc. 2005, n° 04-20.567.

TEXTE DE LA DÉCISION (EXTRAITS)

« Sur le premier moyen :
Vu l’article 595, alinéa 4, du Code civil, ensemble l’article L. 145-14 du Code du commerce ;

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Toulouse, 3 octobre 2018), que, le 5 mars 2004, Mme X veuve V, usufruitière, et Mme D, nue-propriétaire, d’un immeuble à usage commercial, ont délivré à M. et Mme T, preneurs, un refus de renouvellement du bail sans indemnité d’éviction, lequel, par arrêt du 20 février 2008, a été déclaré sans motif grave et légitime ;
Attendu que, pour condamner in solidum Mmes X veuve V et D à payer l’indemnité d’éviction due aux preneurs, l’arrêt retient que Mme V et Mme D, laquelle a la qualité de bailleur, ayant, ensemble, fait délivrer un refus de renouvellement, sont toutes les deux redevables de l’indemnité d’éviction dès lors que l’acte de refus de renouvellement excède les pouvoirs du seul usufruitier ;

Attendu qu’en cas de démembrement de propriété, l’usufruitier, qui a la jouissance du bien, ne peut, en application de l’article 595, dernier alinéa, du Code civil, consentir un bail commercial ou le renouveler sans le concours du nu-propriétaire (3e Civ., 24 mars 1999, pourvoi n° 97-16.856, Bull. 1999, III, n° 78) ou, à défaut d’accord de ce dernier, qu’avec une autorisation judiciaire, en raison du droit au renouvellement du bail dont bénéficie le preneur même après l’extinction de l’usufruit ;
Qu’en revanche, l’usufruitier a le pouvoir de mettre fin au bail commercial et, par suite, de notifier au preneur, sans le concours du nu-propriétaire, un congé avec refus de renouvellement (3e Civ., 29 janvier 1974, pourvoi n° 72-13.968, Bull. 1974, III, n° 48) ;
Qu’ayant, seul, la qualité de bailleur dont il assume toutes les obligations à l’égard du preneur, l’indemnité d’éviction due en application de l’article L. 145-14 du Code de commerce, qui a pour objet de compenser le préjudice causé au preneur par le défaut de renouvellement du bail, est à sa charge ;

Qu’en condamnant la nue-propriétaire, in solidum avec l’usufruitière, alors que l’indemnité d’éviction n’était due que par celle-ci, la cour d’appel a violé les textes susvisés ;

PAR CES MOTIFS,
CASSE ET ANNULE (…) ».

Cass. 3e civ., 19 déc. 2019, n° 18-26.162, P+B+I

Hanan Chaoui
Avocate associée
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